Nicaragua, une escale belle et compliquée

Quelques jours après notre passage du canal et une fois les formalités administratives pour quitter le territoire Panaméen faites, nous levons l’ancre, cap sur le Nicaragua. Situé entre le Costa Rica au Sud et le Honduras au Nord, et bordé de part et d’autre par la mer, l’océan Atlantique à l’Est et l’océan Pacifique à l’Ouest, il nous faudra parcourir presque 700 nautiques depuis Panama City pour rejoindre la petite ville d’Asseradores, sur la côte Nord-Ouest du pays.

La navigation se fera presque entièrement au moteur, sans vent, sur une mer d’huile aux couleurs éclatantes. Le jour, le liquide immobile nous procure un véritable miroir dans lequel Williwaw se contemple pour la première fois. Nous découvrons le Pacifique et ses richesses immenses. Nous ne sommes pas seuls dans cet océan, cela ne fait aucun doute. Dauphins, requins, raies, et toutes sortes de poissons puissants faisant le bonheur des pêcheurs sportifs tels que le marlin ou l’espadon, peuplent en abondance ses eaux riches d’un bout à l’autre de la chaîne alimentaire. Quand la nuit vient enfin, une magie spectaculaire s’opère entre le plancton et tout corps progressant dans l’eau qu’il habite. Williwaw laisse derrière lui un sillage phosphorescent d’une intensité que nous n’avons jamais observé dans l’Atlantique. Parfois, le plancton change et l’intensité lumineuse augmente de plus belle. Mais le plus incroyable des spectacles est la vision presque sacrée des dauphins nageant à toute allure dans cet océan de plancton phosphorescent. Pour ceux qui l’ont vécu ou qui ont vu l’Odyssée de Pi, vous aurez sûrement une idée de la chose. Pour les autres, imaginez tout simplement voir se dessiner, dans la profondeur épaisse d’un océan sans lumière, la forme d’un dauphin majestueux reproduite par des milliers de petites diodes vivantes. Une sorte de fée-sirène scintillante, fusant comme une étoile filante dans l’immensité des noirceurs océanes.

À quelques 150 nautiques de l’arrivée, une nouvelle vient déranger la quiétude que nous procure cette nature fabuleuse. Nous n’avons plus de carburant et le vent est toujours absent. Or il nous faut arriver au plus vite car notre frère et cousin Pierre nous attend déjà sur place et ne sera là que quelques jours. Hors de question de le rater. La côte du Costa Rica n’étant pas loin, nous décidons de changer de Cap pour tenter de refaire le plein dans le port le plus proche. Mais une fois de plus, notre inexpérience et notre naïveté se heurtera à la dure réalité des lourdeurs administratives. Pour pouvoir faire le plein, il nous faut faire l’entrée dans le pays. Pour cela, puisque nous sommes samedi après-midi, il nous faut attendre lundi matin que les bureaux soient ouverts. Bref, nous ne serons pas repartis avant 2 ou 3 jours. Impensable… Nous décidons donc de faire jouer la chance et nos maigres connaissances en navigation pour profiter des vents thermiques soufflant à proximité de la côte durant les premières heures de la nuit. En effet, la différence de température entre la terre très chaude et la mer, provoque de légères brises que tout marin chevronné saurait mettre à profit. Le résultat sera cependant peu concluant en ce qui nous concerne mais nous aurons tout de même la chance de pouvoir bénéficier des avantages du terrain offert par le grand lac couvrant le sud du Nicaragua, lieu de passage privilégié des Alizées. Une aubaine puisque ces vents bien établis nous pousseront jusqu’à l’embouchure du fleuve aux abords d’Asserradores.

Mais c’est là que les choses vont vraiment se gâter. Nous arrivons de nuit à l’entrée du petit chenal qui doit nous mener jusqu’à la marina. La marée étant haute, le moment est favorable pour tenter une entrée mais la nuit rend la chose délicate. Nous contactons la marina qui nous confirme que le chenal est éclairé et que nous pouvons entrer. Nous nous lançons alors dans le chenal non sans une certaine appréhension. Les deux premières portes sont effectivement éclairées puis plus rien. Nous utilisons les projecteurs que nous avons à bord mais difficile de voir correctement à plus de 30 mètres dans cette nuit sans lune. La position des bouées du chenal est très aléatoire et il nous faut lutter contre le fort courant de la marée déjà descendante. Nous progressons à petite allure car nous risquons à tout moment de heurter les rochers. Le vent fort soufflant dans ce petit estuaire et le bruit du moteur rendent difficile la communication entre l’avant et l’arrière du bateau. Nous continuons tout de même notre progression, la boule au ventre, quand tout à coup, nous sentons, telle une épée de Damocles s’abattant sur nous, ce choc terrible redouté de tous les marins. Nous venons de heurter les rochers. Heureusement, notre faible vitesse nous évite la catastrophe, mais le courant pousse désormais Williwaw contre les rochers et il devient très vite impossible de se dégager. Nous sommes emprisonnés mais aucune voie d’eau à signaler. Bien que dans une situation critique, nous ne cédons pas à la panique. Nicolas part en annexe demander de l’aide à la marina. Romain se met à l’eau pour tenter de cartographier les fonds autour du bateau malgré une visibilité nulle et Thomas reprend la barre. Philippe, notre nouveau mousse, s’acharne tant bien que mal à nous éclairer dans cette nuit noire. Au bout de quelques minutes, Nicolas revient accompagné du gardien de nuit, seul âme vivante dans cette marina isolée. C’est alors que commence une véritable bataille physique et psychologique pour sortir Williwaw de ce pétrin. Grâce à l’annexe et à son petit moteur de 3cv, Nicolas exerce des poussées latérales pour tenter de dégager le bateau emprisonné. Des rochers devant, entre la quille et le Safran, et derrière, empêchent toute manoeuvre dans l’axe du bateau. Romain réussi tant bien que mal à deviner une porte de sortie mais le courant qui s’intensifie ne cesse de rabattre le bateau sur les rochers, effaçant en un éclair les efforts effectués avec peine par la petite annexe. Après 45 minutes de combat acharné, notre situation n’a pas évolué d’un poil et devient même très préoccupante car la marée baisse. A ce moment là, nous n’avons plus que 3 heures avant la marée basse, qui supprimerait alors toute chance de s’en sortir sans dégâts considérables. Nous voyons notre maison s’éventrer sur les rochers, le projet Sail for Water sous l’eau, et nous nous regardons, terrifiés. Mais il nous est tout bonnement impossible de se faire à cette idée. Nous décidons de reprendre la lutte malgré tous les éléments qui sont contre nous. Romain replonge dans les eaux noires de l’estuaire, sondant avec ses pieds la position des rochers et les issues possibles. Nicolas pousse méthodiquement avec l’annexe, tantôt l’avant, tantôt l’arrière de Williwaw. Par petits coups, Thomas tente de propulser Williwaw en avant ou en arrière en se coordonnant au mieux avec les indications provenant de la surface. Et puis, la fenêtre du salut se présenta enfin. Williwaw venait de se mettre dans le bon axe lui permettant, à grand coup de moteur, de se dégager de sa prison de roches. La persévérance allait payer mais il fallait savoir saisir cette maigre occasion. Au signal de l’espoir, Thomas fit marche avant toute. Avec peine, Williwaw commenca à se dégager. La quille et le safran étant bien ensablés, le moteur lutta quelques secondes avant que la progression se fit de façon significative. Nous étions enfin libres.

Une fois à quai, notre Pierre put nous rejoindre, ignorant tout de ce qui venait de se passer. Il était resté coincé aux portes de la marina, le personnel de sécurité ayant refusé de le laisser entrer avant notre arrivée. La peur fit place à la joie et Williwaw flottant toujours, sans voie d’eau apparente, nous avons pu fêter nos retrouvailles et cette victoire épique…

Pays le plus pauvre des Amériques après Haiti, le Nicaragua compte environ 6 millions d’habitants, dont 80% sont concentrés le long de la côte Pacifique. C’est l’un des pays les plus corrompus d’Amérique Latine. Et cette situation tend à s’aggraver d’année en année, aux plus hauts niveaux même de l’administration et du pouvoir. Si le Nicaragua est un lieu de passage obligé de la drogue vers les Etats-Unis, et que le pays possède de nombreux cartels de trafiquants, il possède cependant l’un des taux de criminalité les plus bas d’Amérique Latine. La situation politique est relativement stable, même si son Président, Daniel Ortega, n’hésite pas à passer outre la constitution pour se représenter aux élections présidentielles de 2011. Il sera d’ailleurs réélu dès le premier tour avec 62% des voix, face à une opposition libérale divisée refusant de reconnaitre le résultat et l’accusant de fraudes. Une autre caractéristique du Nicaragua est son activité volcanique et sismique constante. Nous assisterons même à une explosion de gaz du volcan San Cristobal, lors de notre passage au large de cette zone située entre entre les villes de Léon et Chinandega.

Une fois les procédures administratives d’entrée sur le territoire effectuées, nous rencontrons notre contact local, Marguerite, américaine d’une 50aine d’année, engagée dans le développement de l’aide médicale et sanitaire dans cette région densément peuplée du Nord-Ouest du pays. Elle possède un grand terrain sur lequel elle a fait construire une clinique et forme des infirmières à travers toute la région. Femme dynamique et avenante, nous nous entendons très vite et sommes heureux d’un tel accueil et d’une telle énergie. Durant une semaine complète, nous sillonnerons la régions pour aller à la rencontre de communautés isolées et y déposer les filtres dans les écoles et les centres de santé. La gentillesse et le sourire des gens nous marquent et nous tombons sous le charme de ce beaux pays. Depuis notre départ, c’est de loin le pays où nous nous sentons le mieux. Nous faisons même la connaissance d’une petite communauté de français, venus tenter leur chance dans ce pays en voie de développement, offrant de nombreuses possibilités dans le domaine du tourisme. Certains vivent même en bord de plage, dans de simples cabanons faits de branches de palmiers, se nourrissant de leur pêche quotidienne.

Mais notre mission se verra précipitée à cause d’un évènement inattendu. A la veille de notre deuxième semaine sur place, nous recevons un appel de Marguerite nous demandant de faire profil bas quelques temps. En effet, une organisation sanitaire gouvernementale ayant eu écho de notre action, avait décidé de faire une inspection surprise dans la clinique de Marguerite, passant au peigne fin chaque recoin de son établissement. A la fin de ce contrôle inopiné, les membres de la dite organisation firent part de leur mécontentement quant à la participation de Marguerite à notre action, sans avoir prévenu au préalable les autorités locales. Ils demandèrent où étaient les filtres, pour certainement faire main basse dessus. Heureusement, Marguerite leur expliqua que la mission était terminée, car en pleine période électorale, la sanction aurait pu être sévère, le gouvernement cherchant à s’attribuer les biens faits de ce type d’initiative. Sans tarder, nous avons donc décidé de quitter le pays avant que les choses ne se compliquent d’avantage.

Nous quitterons Asserradores quelques jours plus tard, frustrés de n’avoir pu profiter d’avantage de ce beau pays et de ses habitants chaleureux. Nous avons été contraint de confier les derniers filtres à Marguerite afin qu’elle puisse les distribuer une fois la menace écartée. Et ce n’est que le jour de notre départ, après être sortis du chenal (cette fois sans incident), que nous constaterons les dégâts réels de notre malheureuse aventure. Notre safran est touché et nécessite de sortir le bateau de l’eau pour les réparations. Nous nous renseignons avec les moyens du bords pour connaître l’emplacement d’une marina capable de sortir le bateau. Nos premiers résultats sont décevants. Pas ou peu de marina proposent de telles infrastructures sur la côte Pacifique. Nous tentons la marina de San Juan del Sur, au sud du Nicaragua, mais la vision de leurs installations nous fait peur. Heureusement, notre routeur et conseiller en navigation, nous indique une marina relativement bien équipée au Costa Rica. Mais il nous faut parcourir près de 200 milles nautiques avec un safran défectueux. Tant pis, c’est notre seule solution, il faut tenter le coup. Le projet Sail for Water doit être béni car nous arriverons à rejoindre la marina sans problème, et nous serons très vite pris en charge pour entamer les réparations. En moins d’une semaine, et au prix de quelques efforts sous la forte canicule costaricaine, Williwaw est de retour à l’eau avec un safran comme neuf et une nouvelle robe fraichement peinte. Nous pouvons désormais rejoindre le Panama pour retrouver notre famille et nos femmes après plus de 6 mois d’absence. Tout est bien qui finit bien.